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Gri(smé)moire

Gri(smé)moire
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8 novembre 2017

En réalité, rien ne surgit, rien ne disparaît, il

En réalité, rien ne surgit, rien ne disparaît, il n'y a que l'illustre énergie vibrante qui, bien que libre de succession temporelle, se révèle en diverses apparences. Dire qu'elle surgit et disparaît est pure métaphore.

Ksemaraja, Spandanirnaya.

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21 décembre 2012

L'allocution de François Hollande sur la mémoire

L'allocution de François Hollande sur la mémoire algérienne.

 

Monsieur le Président du Conseil de la Nation,

Monsieur le Président de l’Assemblée populaire nationale,

Monsieur le Premier ministre,

Mesdames, Messieurs les Ministres,

Mesdames, Messieurs les Parlementaires.

Vous me faites grand honneur en me recevant ici, en m’accueillant, comme le peuple algérien l’a fait hier. Je mesure l’importance de l’événement, mais aussi la grandeur de l’enjeu ouvrir un nouvel âge dans la relation entre la France et l’Algérie. Ma visite vient dans un moment chargé de sens et de symboles, il y a cinquante ans, l’Algérie accédait à l’indépendance, elle s’arrachait à la France, après une guerre longue de huit ans.

Elle devenait la République algérienne libre et souveraine. Elle conquérait ce droit, ce droit inaliénable, ce droit de pouvoir disposer pour un peuple de lui-même. Cinquante ans, c’est court à l’échelle de l’histoire, et pourtant, quel chemin a été parcouru par l’Algérie depuis 1962. L’Algérie est aujourd’hui un pays respecté sur la scène internationale, qui compte, qui pèse, l’Algérie est un pays dynamique, dont les ressources sont considérables, dont l’économie est en développement, et je mesure ces étapes chaque fois que je viens en Algérie, depuis 1978, lorsque jeune fonctionnaire français, j’étais pour huit mois à l’ambassade de France à Alger.

L’Algérie est un pays jeune, dont la moitié de la population a moins de 26 ans, et donc plein de promesses, l’Algérie est un pays courageux, il l’a prouvé dans son histoire, il l’a prouvé encore plus récemment face à l’épreuve terroriste qu’il a traversée – ce pays – avec dignité et unité. A cette Algérie, fière de son passé, consciente de ses forces, la France, à travers moi, adresse des vœux de prospérité et de réussite.

Mais la question qui est posée à nos deux pays, l’Algérie et la France, elle est simple, elle est grave : sommes-nous capables d’écrire ensemble une nouvelle page de notre histoire ? Je le crois. Je le souhaite. Je le veux. Nous ne partons pas d’ailleurs de rien, puisque nous pouvons nous appuyer sur les liens humains que vous avez rappelés, Monsieur le Président, linguistiques, je parle une langue, le français, que vous connaissez et que vous parlez, des liens économiques, qui unissent aussi nos deux pays.

Mais cette amitié, pour vivre, pour se développer, elle doit s’appuyer sur un socle, ce socle, c’est la vérité. Cette vérité, nous la devons à tous ceux qui par leur histoire, par leur histoire douloureuse, blessés, veulent ouvrir une nouvelle page. Nous la devons à la jeunesse, à toutes les jeunesses, qui veulent avoir foi en leur avenir, et donc qui veulent savoir d’où elles viennent. Rien ne se construit dans la dissimulation, dans l’oubli, et encore moins dans le déni. La vérité, elle n’abîme pas, elle répare, la vérité, elle ne divise pas, elle rassemble.

Alors, l’histoire, même quand elle est tragique, même quand elle est douloureuse pour nos deux pays, elle doit être dite. Et la vérité je vais la dire ici, devant vous. Pendant 132 ans, l’Algérie a été soumise à un système profondément injuste et brutal, ce système a un nom, c’est la colonisation, et je reconnais ici les souffrances que la colonisation a infligées au peuple algérien. Parmi ces souffrances, il y a eu les massacres de Sétif, de Guelma, de Kherrata, qui, je sais, demeurent ancrés dans la conscience des Algériens, mais aussi des Français. Parce qu’à Sétif, le 8 mai 1945, le jour même où le monde triomphait de la barbarie, la France manquait à ses valeurs universelles.

La vérité, elle doit être dite aussi sur les circonstances dans lesquelles l’Algérie s’est délivrée du système colonial, sur cette guerre qui, longtemps, n’a pas dit son nom en France, la guerre d’Algérie. Voilà, nous avons le respect de la mémoire, de toutes les mémoires. Nous avons ce devoir de vérité sur la violence, sur les injustices, sur les massacres, sur la torture. Connaître, établir la vérité, c’est une obligation, et elle lie les Algériens et les Français. Et c’est pourquoi il est nécessaire que les historiens aient accès aux archives, et qu’une coopération dans ce domaine puisse être engagée, poursuivie, et que progressivement, cette vérité puisse être connue de tous.

La paix des mémoires, à laquelle j’aspire, repose sur la connaissance et la divulgation de l’histoire. Mais la nôtre est aussi une histoire humaine, car au-delà des blessures, au-delà des deuils, demeure la relation exceptionnelle nouée entre les Français et les Algériens ; les Français d’Algérie, instituteurs, médecins, architectes, professeurs, artistes, commerçants, agriculteurs qui, avec le peuple algérien, avaient su nouer, dans des conditions difficiles, intolérables parfois, des relations tellement humaines.

Je me rendrai à Tlemcen, la ville de Messali HADJ, l’un des fondateurs du nationalisme algérien, qui évoque lui-même, dans ses mémoires, les Français d’Algérie, en rappelant l’amitié et la confiance, en évoquant ses relations simples, quotidiennes, naturelles dont le souvenir nous appartient. Je n’oublie pas non plus tous ces coopérants qui étaient venus après l’indépendance de l’Algérie, à la fois par conviction, et par souci de promotion du savoir et de la connaissance, et qui voulaient rendre service à la République, la jeune République algérienne.

Notre histoire, cette histoire, c’est aussi celle de grandes consciences françaises, qui ont su s’élever contre l’injustice de l’ordre colonial, Georges CLEMENCEAU, dès 1885, trouvât les mots pour dénoncer l’abus pur et simple de la force pour s’approprier l’homme et ses richesses. André MANDOUZE, moins connu, et pourtant, tellement militant, qui, toute sa vie, fut fidèle à ses valeurs dans la résistance, mais également dans la conscience de l’indépendance algérienne. Germaine TILLION, qui fut la militante inlassable du dialogue entre les hommes et les femmes, entre les peuples, l’écrivain François MAURIAC, qui sut rappeler dans les moments difficiles la véritable grandeur d’un peuple qui ne repose pas sur sa force brutale, mais sur la puissance de son message universel.

Et puis, notre histoire, l’histoire de la France, c’est aussi Alger, qui fut la capitale dans les moments les plus sombres de la France libre, parce que c’est ici que s’était réfugié l’honneur de la France, à Alger, avec le Général De GAULLE à sa tête.

Voilà tout ce qui nous rassemble, nous réunit et nous permet après avoir regardé l’histoire, le passé, de pouvoir construire l’avenir.  Je n’ai pas d’autres mots que ceux qu’employaient le président BOUTEFLIKA le 8 mai dernier à Sétif, qui appelait à une lecture objective de l’histoire loin des guerres de mémoires et des enjeux conjoncturels afin d’aider les deux parties à transcender les séquelles du passé et d’aller vers un avenir où puisse régner confiance, compréhension, respect mutuel, partenariat. Eh bien ces mots-là sont les miens encore aujourd'hui.

La proximité entre l’Algérie et la France n’est pas une incantation prononcée à chaque voyage d’un président de la République française en Algérie, la proximité dont je parle n’est pas une abstraction, n’est pas une construction elle est une réalité. Elle se fonde sur des liens intimes, profonds, uniques pour la France comme pour l’Algérie. Sur 900.000 Algériens qui résident à l’étrangers, 700.000 vivent en France et je ne peux pas compter tous ces Algériens venus à travers plusieurs générations donne leur force de travail pour permettre à la France d’être ce qu’elle est aujourd'hui.

Je pense aussi à ces jeunes Français nés de parents algériens qui sont pleinement Français, qui doivent être regardés toujours comme tels et qui en même temps sont en famille ici, chez vous en Algérie. Ces jeunes Français se sont engagés dans tous les domaines de l’économie, de la culture, du cinéma, de la littérature, du théâtre, du sport et même de la politique. Et nous avons attendu d’ailleurs trop longtemps ce moment, enfin les assemblées parlementaires françaises comptes désormais des élus d’origine algérienne.

Il y a aussi tous ces Français nés en Algérie et qui sont partis dans les conditions que chacun connait et avec le déchirement dont ils ne se sont pas remis mais qui portent toujours je vous l’assure, l’Algérie dans leur cœur. Je ne vais pas faire de comptabilité mais il y a des millions de mes concitoyens en France qui ont vis-à-vis de l’Algérie un fonds commun de références, de passion, d’émotions et qui loin d’affaiblir la France, renforce encore cette passion d’être ce qu’elle est aujourd'hui.

Voilà pourquoi nous sommes liés les uns aux autres mais la géographie aussi nous rapproche, la mer Méditerranée ne nous sépare pas elle nous unit mais elle nous confère aussi des responsabilités communes et exceptionnelles.

La Méditerranée c’est un espace politique, économique, diplomatique et nous avons le devoir de développer des projets qui bénéficient directement aux populations des deux rives. Je souhaite et je le dis devant vous, représentants du peuple algérien, je souhaite que la France et l’Algérie travaillent ensemble pour le projet méditerranéen.

De même que la France et l’Allemagne avaient été capables après une guerre tragique qui les avait opposé d’être les moteurs de la construction européenne eh bien l’Algérie et la France peuvent construire aussi l’union, l’unité méditerranéenne de demain.

Mais là aussi, non pas pour porter des projets chimériques mais des réalisations dans tous les domaines de l’énergie, des transports, de l’éducation, de la connaissance et du développement. Je parle d’éducation, de connaissance, de savoir, de recherche. La langue peut également nous servir de lien. L’Algérie chérit la langue arabe mais elle a su aussi se nourrir du français, se l’approprier comme un butin de guerre mais surtout, comme un instrument de connaissance, de diversité, de liberté.

Tant d’écrivains algériens ont apporté à la langue française leur génie, Kateb YACINE, Mohammed DIB, hier, Assiad DJEBAR, Anouar BENMALEK, Yasmina KHADRA, aujourd'hui et c’est Albert CAMUS, ce fils d’Alger dont nous célébrons l’an prochain l’anniversaire, le centième anniversaire de la naissance, qui a évoqué le premier cette communauté franco-arabe formée par tous les écrivains algériens dans l’égalité la plus parfaite. Merci à l’Algérie de donner aussi à la langue française sa diversité.

C’est fort de ces liens là, de cette responsabilité là qu’aujourd’hui à l’occasion de ma visite ici en Algérie, nos deux pays peuvent ouvrir une nouvelle page, un nouvel âge, à travers un partenariat stratégique d’égal à égal.

C’est ce que nous venons d’établir avec le président BOUTEFLIKA, une déclaration d’amitié ici à Alger et également un document qui scellera notre relation dans tant de domaines pour ce partenariat. Cinq ans, cinq ans d’actions communes si nous le voulons, si nous en décidons pour relever trois défis qui nous sont communs.

Le premier est économique, la France et l’Algérie doivent passer à la vitesse supérieure, doivent multiplier les échanges, les investissements, les réalisations communes. Oh nous connaissons les blocages, vous ici en Algérie, nous en France, nous savons les méfiances, les réticences mais nous savons aussi ce que nous pouvons faire ensemble.

Alors, faisons-le, dans le cadre de la transition énergétique, dans le cadre du partage des technologies, dans le cadre de la transition énergétique, dans le cadre du partage des technologies, dans le cadre de la formation des hommes et des femmes.

Nous pouvons partager nos savoir-faire, nos expériences, nos ressources, nous avons inventé parce que nous sommes la France, parce que vous êtes l’Algérie. Nous avons inventé de nouveaux modes de développement dans tous les domaines industriels, agricoles, et c’est pourquoi nous avons signé de nombreux accords de coopération ensemble à l’occasion de cette visite.

Je ne viens pas ici pour faire du commerce, je viens ici devant vous pour marquer un temps nouveau et en même temps 450 entreprises françaises, de grands groupes mais aussi des PME emploient directement 40.000 personnes, même 100.000 avec les emplois indirects en Algérie, nous pouvons faire davantage.

La France est le premier investisseur sur le territoire algérien, je m’en félicite mais nous pouvons faire encore mieux, elle est aussi son premier fournisseur, son troisième client, nous pouvons relever encore le niveau de nos échanges ; nous devons être prêts à aller plus loin et dans la délégation qui m’accompagne il y a toutes sortes de personnalités économiques, culturelles, scientifiques, artistiques, mais je veux que l’économie soit également au cœur de notre relation.

Hier RENAULT a signé un important accord en vue de produire dans votre pays une voiture destinée au marché local mais aussi régional, et j’allais dire même aussi international. Ce n’est pas une délocalisation, aucune entreprise française n’est venue s’installer au détriment de l’emploi français, c’est une entreprise RENAULT qui vient construire des véhicules pour qu’il y ait plus d’emplois en Algérie et plus d’emplois en France.

Voilà un bel accord que nous avons été capables de conclure sur le plan économique et il s’intégrera dans une déclaration de partenariat productif qui marquera cette idée de coproduction entre nos deux pays.

Le deuxième défi que nous avons à relever, en Algérie comme en France, c’est celui de la jeunesse, la formation, l’éducation, c’est une grande ambition de l’Algérie depuis l’indépendance, la formation, l’éducation c’est le grand message, c’est le rêve français depuis sa propre révolution.

Parce que nous avons tous conscience que la jeunesse n’est pas simplement un atout, une vitalité, c’est aussi une ressource que nous devons accompagner, encadrer, valoriser. Et dans tous les accords que nous avons passés entre l’Algérie et la France au cours de cette visite, ce sont des accords de formation et j’en ferai la démonstration à travers ce que nous allons faire pour des réseaux d’institut d’enseignement supérieur de technologie.

Quatre centres vont être crées qui, ensuite, serviront de référence pour être généralisés sur le territoire algérien, si vous en décidez. Ils aideront les jeunes à acquérir, dans un cycle court, les connaissances, les compétences qu’attendent les entreprises et permettront plus facilement de leur trouver du travail.

Notre partenariat, celui dont je parle, notre déclaration d’amitié doit s’adresser d’abord aux jeunes pour répondre concrètement à leurs attentes. Je pense aussi aux universitaires, à ces vingt-cinq mille Algériens qui étudient en France mais aussi à tous ceux qui s’intéressent en France à l’Algérie et qui veulent, là encore, nouer des relations à un niveau d’excellence, mais je veux que l’on accueille mieux et davantage les étudiants algériens.

C'est pourquoi je propose que puisse se construire une maison de l’Algérie à la cité internationale universitaire de Paris pour accueillir ces étudiants.

Nous pourrions nous dire qu’au niveau de la Méditerranée, nous pourrions faire ce qui a été réalisé au niveau de l’Europe, ces programmes d’échange universitaire, ce qu’on appelle ERASMUS. On trouvera un autre nom, d’un autre philosophe pour la Méditerranée mais c’est le même projet : permettre les échanges, la circulation.

J’ai parlé de circulation des personnes ; c’est le troisième défi que nous avons à régler. Près de deux cent mille Algériens reçoivent chaque année un visa dans nos consulats. Cette politique est indispensable, je la rappelle ici.

Nous devons, pour l’intérêt de l’Algérie et pour celui de la France, maîtriser les flux migratoires. Les jeunes que vous formez doivent trouver du travail ici, espérer faire leur vie ici, mais en même temps ils ont besoin aussi de circuler. Alors, nous ne devons pas faire de la demande d’un visa un parcours d’obstacle ou, pire encore, une humiliation. Au contraire ! Nous avons besoin que se poursuivent et même s’amplifient les allers-retours des étudiants, des entrepreneurs, des artistes, des familles. Bref, tout ce qui anime la relation entre la France et l’Algérie. Nous allons rester dans l’accord de 1968, mais nous prendrons toutes les mesures nécessaires pour accueillir mieux les demandeurs de visa et pour que les documents soient délivrés plus vite par nos consulats. C'est une affaire de respect et d’intérêt mutuel. Dans le même temps, nous attendons de l’Algérie qu’elle ouvre plus largement ses portes aux Français qui souhaitent se rendre sur votre territoire, parce qu’ils y ont des souvenirs, des attaches familiales, affectives ou des projets professionnels ou personnels à réaliser.

Enfin, le dernier défi que nous avons à relever, il est pour la paix et la sécurité dans le monde.

Nous portons les mêmes principes au plan international : l’indépendance, la souveraineté, le respect des peuples.

Nous connaissons les mêmes menaces : le terrorisme, et vous, vous savez ce qu’est le terrorisme. Nous avons aussi les mêmes valeurs d’émancipation ; nous avons le même besoin de vivre dans un environnement de paix et de stabilité. Or, chacun le voit, le monde est en plein changements. Parfois ils vont dans le bon sens, parfois dans le pire. Mais il y a eu ces peuples qui se sont soulevés contre la dictature, des révolutions ont apporté l’espoir mais aussi, reconnaissons-le, soulevé des inquiétudes.

Chaque pays doit trouver sa propre voie et vous l’avez montrée. Il ne peut pas y avoir de réponse unique aux aspirations des citoyens, mais la leçon de ce qu’on a appelé le printemps arabe c’est que de toute manière, et partout dans le monde, les peuples entendent prendre en main leur destin.

Alors, le rôle de la France, celui de l’Algérie, c’est de les accompagner dans la voie de l’ouverture, de la démocratie, de la liberté. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ne se discute pas, ne se marchande pas. Il en est ainsi du droit du peuple palestinien et, aux Nations Unies, l’Algérie et la Franceont voté ensemble la résolution qui confère à la Palestine le statut d’État non-membre observateur.

Mais nous ne pouvons pas en rester là. Nous voyons les risques aussi d’un blocage, d’une fermeture, d’une violence.

Notre devoir, c’est de favoriser la négociation permettant la reconnaissance des deux Etats qui pourraient vivre en pleine sécurité, sûreté, respect, tout simplement en paix.

Enfin, il y a la crise du Sahel. Elle nous oblige aussi, et là-dessus je me félicite de voir que la France et l’Algérie partagent des principes communs. Nous devons affronter cette crise, mais nous devons laisser les Africains décider souverainement des opérations de soutien pour permettre au Mali de recouvrer son intégrité territoriale.

Nous avons deux volontés qui ne se discutent pas. La première, c’est de favoriser la négociation politique, le dialogue pour que toutes les parties prenantes qui respectent l’unité du Mali, qui n’acceptent pas le terrorisme, puissent se retrouver ensemble avec des voix permettant aussi une certaine reconnaissance de la spécificité du nord-Mali.

Mais en même temps que nous poursuivons cet effort de négociation politique, nous devons montrer une détermination. Non pas la France, qui n’est plus dans ces interventions d’hier, mais la communauté internationale. Parce que si le conseil de sécurité en décide, et il en décidera, alors ce seront les Africains eux-mêmes qui voudront ou ne voudront pas – et je sais qu’ils le veulent – engager une opération pour l’intégrité du territoire malien.

Et je fais confiance à l’Algérie pour mener à sa place toutes les négociations, discussions politiques en plein accord avec la France.

Voilà tout ce que nous avons à faire, voilà ce qui nous rapproche, voilà ce qui nous unit, voilà ce qui peut pour de longues années – je n’ose pas dire cinquante ans – mais nous pouvons aussi penser que ce que nous pensons vaut bien plus que pour cinq ans. Parce qu’ici, ce n’est plus une question de personnes : c’est la France, c’est l’Algérie. Une déclaration d’amitié, je le disais, a été signée. C’est bien une déclaration, mais l’amitié ça se prouve. C’est un beau sentiment.

Elle se fonde sur trois exigences, celles que j’ai rappelées devant vous. La reconnaissance du passé dans le respect des mémoires, de toutes les mémoires. La seconde exigence, c’est la solidarité entre nos deux nations qui partagent tant de destins communs. Et enfin la troisième exigence, c’est de lever l’espérance. L’espérance pour la jeunesse, la jeunesse de l’Algérie, la jeunesse de la France, celle qui va demain décider du sort de nos deux nations.

C’est pour elle que nous formons cette déclaration d’amitié. C’est pour elle que nous engageons ce partenariat exceptionnel d’égal à égal. C’est pour elle, cette jeunesse de France, cette jeunesse d’Algérie, que je suis venu ici, en visite comme chef de l’État, comme président de la République, pour vous dire combien je crois à l’amitié entre la France et l’Algérie.

Merci.

 

3 janvier 2012

Un ex-haut fonctionnaire a confirmé en décembre

Un ex-haut fonctionnaire a confirmé en décembre au juge qui enquête sur l'affaire Karachi que Nicolas Sarkozy, ministre du budget en 1994, avait validé la création d'une société luxembourgeoise servant à payer des intermédiaires dans des contrats d'armement, selon Libération lundi. Le journal s'appuie sur un procès-verbal d'audition du 2 décembre, devant le juge Renaud Van Ruymbeke, de Gérard-Philippe Menayas, ancien haut fonctionnaire du ministère de la défense et ex-directeur administratif et financier de la DCNI, branche internationale de la Direction des constructions navales (DCN), qui a vendu en 1994 au Pakistan des sous-marins Agosta.

En novembre 2009, M. Menayas avait déjà assuré aux juges que le plan de financement suspect du contrat Agosta avait été "soumis aux autorités de tutelle, c'est-à-dire au ministre de la défense lui-même au ministre du budget". En novembre 2010, M. Menayas avait encore ajouté : "Le volume total des commissions était validé, contrat par contrat, par les deux ministres du budget et de la défense."

M. Menayas était interrogé sur la création en 1994 au Luxembourg de la société offshore Heine, utilisée par la DCNI pour verser des commissions – qui seront légales jusqu'en 2000 – à des intermédiaires dans des contrats d'armement, dont ceux qui ont œuvré au contrat Agosta. "Il est clair que le ministère du budget a nécessairement donné son accord pour la création de Heine (...) Vu l'importance du sujet, cette décision ne pouvait être prise qu'au niveau du cabinet du ministre", a confirmé M. Menayas sur le procès-verbal cité par Libération.

Un rapport de la police luxembourgeoise de janvier 2010 a déjà mis au jour le fait que Nicolas Sarkozy, ministre du budget de 1993 à 1995, avait donné son accord à la création de Heine. Un document chronologique, non daté ni signé, saisi par la police à la DCN, évoque les circonstances de la création de Heine, mentionnant l'aval de Nicolas Bazire, directeur du cabinet du premier ministre de l'époqueEdouard Balladur, et de Nicolas Sarkozy. Le juge Van Ruymbeke demande alors à M. Menayas de confirmer que "la mise en place de la structure Heine n'a donc pu se faire qu'avec le double accord des deux cabinets du ministre du budget et de celui de la défense", à l'époque François Léotard. "Oui (...) Je n'imagine pas qu'une telle décision ait pu être prise sans l'aval du cabinet du ministre", répond l'ancien cadre de la DCNI, faute de quoi "je n'aurais jamais obtenu (...) l'accord de la Direction générale des impôts (...) pour payer des commissions via Heine".

"TOTALEMENT ÉTRANGER"

Dans le volet financier de l'affaire Karachi, les juges tentent de déterminer si des rétrocommissions, alimentées grâce à l'intervention d'intermédiaires rémunérés par des commissions dans les contrats Agosta et Sawari II (avec l'Arabie saoudite), ont pu financer la campagne présidentielle de 1995 d'Edouard Balladur. L'ex-PDG de la DCNI, Dominique Castellan, mis en examen dans ce dossier le 13 décembre pour abus de bien sociaux, a également été interrogé par le juge Van Ruymbeke, selon son procès-verbal consulté par l'AFP.

"[Pour la mise en place de Heine] avez-vous sollicité ou informé vos autorités de tutelle [en 1994]?" demande le magistrat. "J'ignore totalement si on a demandé l'aval des autorités mais je suis sûr que nous avons informé le ministère des finances [auquel est rattaché le budget] que nous serions amenés à payer nos agents commerciaux par des virements sur des trustees à l'étranger", répond M. Castellan. En septembre, l'Elysée avait affirmé que le chef de l'Etat n'avait "jamais exercé la moindre responsabilité dans le financement de cette campagne [celle de Balladur]", dont il était le porte-parole, et son nom "n'apparaît dans aucun des éléments du dossier".

M. Sarkozy est "totalement étranger" à cette affaire, "d'autant plus qu'à l'époque où il était ministre du budget, il avait manifesté son hostilité à ce contrat comme cela apparaît dans les pièces de la procédure", avait précisé la présidence. Un attentat perpétré à Karachi le 8 mai 2002 a fait 15 morts, dont 11 Français, employés de la DCN.

(Le Monde, 2 janvier 2012)

19 juillet 2011

Rabhi, un sage trop peu entendu

Béa : J'ai déjà entendu parler de vous mais n'ai lu aucun de vos ouvrages. Qu'appelez-vous "la sobriété heureuse", que défendez-vous ?

 

Pierre Rabhi : Cela fait quand même une cinquantaine d'années que je suis en protestation, en quelque sorte, contre un monde et une modernité en particulier qui a cessé de donner de l'importance à la nature et à l'être humain pour donner de l'importance à l'argent, au lucre. La vision qui s'est instaurée, surtout à partir des préceptes de la modernité, a donné à l'être humain démiurge une sorte de pouvoir qui a fait qu'il a instauré un principe qui l'a de plus en plus séparé de la nature, avec une sorte de "hors-sol" appliqué à l'humain et une subordination du vivant.

Nous sommes dans la civilisation de la combustion énergétique, de l'accélération du temps par la thermodynamique, et d'une espèce de rupture grave par rapport à la réalité vivante. Et avec un souci qui n'est pas à la hauteur où il devrait être du destin collectif.

Ainsi, on a une planète avec une société inégalitaire, on a instauré une sorte de féodalité planétaire dans laquelle une minorité humaine accapare le maximum du bien commun au détriment d'une très grande majorité.

Celle-ci est de ce fait dans l'indigence. Les explosions actuelles sociales et toutes les protestations qui se multiplient sont révélatrices de ce malaise global. Il y a donc nécessité de mettre l'humain et la nature au cœur de nos préoccupations. Et tous nos moyens à leur service.

On m'avait poussé à me présenter à l'élection présidentielle de 2002, et notre manifeste mettait bien en avant la subordination du féminin, une éducation qui ne prépare pas l'enfant à avoir son équilibre propre mais à devenir un soldat de l'économie. On a concentré des êtres humains en ville au détriment de l'espace naturel, etc.

Nathnet : La nécessité d'une décroissance est pour moi une évidence ; je ne parviens néanmoins pas à imaginer quel chemin le monde tel qu'il est pourrait emprunter pour entamer cette décroissance. Quel pourrait être ce chemin ?

Le chemin commence déjà par soi-même. Il faut spécifier que pour ce qui me concerne, je ne suis pas seulement dans des théories générales, puisque quand nous avons décidé un retour à la terre en 1961, la question de la modération comme fondement social était l'un des paramètres complètement intégrés dans le projet. La question était : comment vivre sobrement de façon que l'être ne soit pas aliéné par l'avoir ? C'est une forme de libération.

L'autre élément à prendre en compte, c'est que, objectivement, nous n'avons pour vivre qu'une seule planète, cette planète recèle des ressources, ces ressources ne sont pas illimitées, il est donc indispensable que l'humanité s'ajuste à cette réalité.

Et là aussi, au lieu de voir notre planète comme une opportunité extraordinaire, belle et généreuse, nous la voyons comme un gisement de ressources qu'il faut épuiser jusqu'au dernier poisson, jusqu'au dernier arbre. C'est en quelque sorte la sacrifier à la cupidité et au lucre. C'est moralement totalement intolérable.

Stéphane : Ne croyez-vous pas que ce que vous proposez ne peut être accepté et vécu que par une toute petite minorité ? Et que la plupart des gens ne seront pas prêts à faire de grosses concessions par rapport à leurs modes de vie ?

Disons qu'il faut d'abord réajuster les choses. Les disparités mondiales sont considérables. Il y a à peu près un quart de la population mondiale qui est dans une forme de prospérité considérable, et les trois quarts qui sont dans l'indigence, la pauvreté ou la misère absolue.

Donc il y a nécessité d'un réajustement qui soit se fera par l'intelligence et une détermination, une nouvelle civilisation de la modération, soit par la violence.

Nous assistons aujourd'hui à des événements qui sont très significatifs de ce qui peut se généraliser. Et compte tenu du lien qui existe entre les nations, de l'interdépendance compétitive, on peut imaginer un drame planétaire.

Guest : Pensez-vous, si la décroissance devait se produire, qu'elle arriverait plutôt dans un mouvement lent et continu ou au contraire soudain, dû à une catastrophe ou épidémie quelconque amenant l'homme à une prise de conscience du réel ?

Il est temps de mettre en perspective la nécessité absolue de construire un nouveau paradigme sur la réalité que nous observons aujourd'hui. Je n'ai jamais critiqué les politiques pour ce qu'ils sont, ils sont comme tout le monde, empêtrés dans une logique d'une complexité telle qu'elle handicape même les initiatives positives.

Mais si j'ai un reproche à leur faire, c'est de ne pas mettre en perspective, justement, la logique de la modération.

Nous sommes dans le toujours plus, toujours plus, et nous ne sommes jamais dans un retour réaliste à la modération.

Ladigue : Attendez-vous quelque chose de l'Etat et des élections ? Prendrez-vous position pour la primaire écologique entre Eva Joly et Nicolas Hulot ?

FHamy : La candidature de Nicolas Hulot vous convainc-elle ?

Je suis très gêné de donner une réponse à ces questions, car je suis totalement convaincu que la politique, globalement, n'est pas du tout en phase avec les réalités du monde d'aujourd'hui et toutes les mutations gigantesques qui sont en train de se faire, ou ces séismes, pas seulement telluriques mais sociaux. Je ne crois vraiment pas que l'on puisse donner une réponse crédible et durable à l'Histoire sans mettre en question le paradigme de la croissance et de la puissance de l'argent.

Je pense que le monde politique comporte des êtres humains de conscience, mais la complexité du modèle risque d'handicaper leurs aspirations.

Je connais Nicolas Hulot, puisque nous avons écrit un ouvrage ensemble, j'ai beaucoup d'estime pour cet homme. Entre le Nicolas Hulot médiatique et le Nicolas Hulot dans l'intime, j'ai trouvé qu'il y avait une différence, et je suis touché par ce qu'il est en tant qu'être humain.

Donc je n'aurai pas de consigne à donner, je pense que chacun jugera. Par ailleurs, nous avons nous-mêmes, pour 2012, un projet qui mettrait en évidence tout l'effort que fait la société civile pour imaginer et inventer le futur.

Cela prendra la forme d'une sorte d'animation nationale où, avec notre organisation Colibri, nous essaierons d'inciter le maximum de groupes humains ou d'individus à mettre en évidence tout ce qu'ils font pour un changement de société.

Sur quatre critères : il faut changer de paradigme, mettre définitivement et résolument l'humain et la nature au cœur de nos préoccupations ; pour qu'il y ait changement de société, il faut qu'il y ait changement humain, d'où une autre éducation qui ne soit pas seulement dans la compétitivité, mais dans la complémentarité ; la reconnaissance du féminin comme étant une composante très importante de l'histoire et qui ne doit plus être subordonnée ; une belle civilisation de la modération, exalter la beauté de la modération ; quatrième critère, un peu plus délicat mais qu'on ne pourra plus continuer à évacuer : reconnaître le caractère sacré de la vie. Et sur ces critères, nous essayons de faire que ce manifeste ait bien toute cette créativité.

Nous n'entrerons pas, comme je l'ai fait en 2002, dans le rituel politique, les 500 signatures, etc., notre objectif n'étant pas de prendre une place politique, mais de donner la parole à tous ceux qui sont engagés dans la construction d'un monde différent.

Fabrice J : Est-ce que vous prônez également une décroissance démographique, on a du mal à voir comment l'on pourrait allier une décroissance économique et l'extraordinaire boom démographique actuel. Que préconisez-vous en la matière ?

C'est un sujet très désobligeant pour les peuples qui n'ont même pas à manger. Dire que, par exemple, la faim dans le monde est due au surnombre de la population, c'est une ineptie compte tenu qu'il y a 1 milliard d'êtres humains qui connaissent la famine, il y en a 3 milliards qui sont à peine nourris, alors que les ressources existent, alors que la nature a une capacité extraordinaire à la générosité. Je suis moi-même agroécologiste, et j'affirme que nous pouvons nourrir l'ensemble des êtres humains, à la condition que nous en ayons le souci.

On dit parfois que l'Afrique est pauvre ; or l'Afrique représente presque dix fois la superficie de l'Inde, c'est un continent où la population est relativement jeune, qui recèle toutes les richesses possibles, y compris des richesses inutiles que sont les diamants et tout le reste, et je crois qu'elle n'atteint pas le milliard d'individus. Comparée à l'Inde ou à l'Asie, elle serait sous-peuplée.

Donc je ne pourrai jamais admettre cette imposture, si l'on prend en compte les dépenses exorbitantes que nous faisons avec les armements, les destructions de toutes sortes, alors que nous négligeons notre devoir premier, qui est de prendre soin de la vie.

Arnaud : N'êtes-vous pas certaines fois découragé et lassé par la tournure des choses ? Pouvez-vous comprendre certains militants comme Paul Watson (ou José Bové dans une autre mesure) qui ont décidé d'être en protestation mais sous la forme d'actions directes contre ce qu'ils critiquent ?

Bien sûr, je ne suis qu'un être humain, avec mes humeurs, variables. Je pense que toute violence est de la violence. Je comprends aussi – évidemment je ne juge pas – qu'il puisse y avoir des états d'exaspération dans lesquels on ne voit pas d'autres expressions que celle de la réaction dite violente.

Donc je ne juge pas. Je sais aussi que je suis un insurgé depuis déjà cinquante ans, et la meilleure façon de m'insurger a été de tenter de construire d'autres choses, avec une autre logique. Ma réaction repose sur l'engagement pour la Terre – comment nourrir les êtres humains ? – et j'utilise donc l'agroécologie comme moyen d'agir.

Et je le fais avec toute la ferveur et l'énergie que je peux, au Nord, au Sud, et je suis dans une forme de satisfaction humble d'avoir, par exemple, permis à des milliers de paysans du Sud de se nourrir sans dépendre des engrais chimiques, des pesticides de synthèse, et donc de se libérer de l'aliénation qu'impose le système dominant aujourd'hui.

Je ne prétends pas être Dieu, mais je crois beaucoup plus à : comment faire autrement ? et non à la protestation toute simple. Mais je répète, je ne juge pas, je pense que les actions comme celles de José Bové vont contribuer à éveiller, mais chacun là où il est fait ce qu'il peut.

Cath26 : Je souhaite soumettre une idée : faire une proposition à tous les maires des petites communes rurales (et sous d'autres formes aux communes plus importantes) qu'ils mettent à la disposition d'un maraîcher sachant travailler en bio des terrains suffisants pour permettre de fournir les légumes à la cantine et fournir des paniers ou vendre la production sur le marché du village. Qu'en pensez-vous ?

Je ne peux que souscrire à cette idée. Sauf que la problématique aujourd'hui, de l'alimentation mondiale comme de l'alimentation nationale, devrait être traitée comme un des grands paramètres qui influeront sur l'avenir.

Il est absolument anormal qu'un pays vive de transferts et de transits de nourriture à coups d'énergie et sur des milliers de kilomètres, alors qu'un pays comme la France rentre dans la friche. Produire et consommer localement a toujours été pour moi une priorité.

Je m'y suis mis moi-même, d'ailleurs, je ne fais pas que le proclamer. Et la problématique alimentaire mondiale est en train d'entrer dans une phase où une pénurie mondiale n'est absolument pas à exclure.

Donc les initiatives locales sont les bienvenues, mais il faut un plan national qui puisse permettre de repenser de fond en comble cette problématique cruciale.

Le chat : Vous avez dit dans un article publié dans Rue89 qu'"avoir un morceau de terre pour se nourrir est un acte politique et de résistance." Pensez-vous que passer sa vie à cultiver sa terre pour se nourrir est un progrès pour l'homme ?

Non, il ne s'agit pas seulement de passer sa vie à cultiver la terre. J'ai cultivé la terre, même au plan familial, cela ne nous a pas empêchés d'être des musiciens pratiquants, d'écrire des ouvrages, et bien d'autres activités de culture générale. Par ailleurs, il faut surtout se garder de mépriser, comme on l'a trop souvent fait, le travail de la terre. C'est le métier le plus indispensable à la collectivité humaine.

Et c'est un métier qui ouvre à des connaissances absolument extraordinaires, à condition de le faire selon les critères de la vie et pas selon les critères de la chimie et du productivisme.

Mais je suis aujourd'hui en situation d'assumer ma vie avec d'autres activités, et je peux me passer de beaucoup d'activités, sauf celle de travailler la terre tant que je le pourrai, car c'est une source de joie absolument extraordinaire.

Mme Lily Maie Lang : Quel regard portez-vous sur le mouvement des Indignés qui se développe en Espagne et ailleurs ?

Je suis d'accord pour l'indignation, mais l'indignation ne peut pas rester que de l'indignation. Elle peut être source de violences. L'indignation doit être constructive, pas seulement dans la protestation. Je ne me sens pas innocent de l'organisation du monde actuel, donc je ne vois pas, d'un côté, les victimes, et de l'autre, les bourreaux. Ce n'est pas si simple.

Parce qu'il y a nécessité, comme je le disais, d'un changement profond des êtres humains pour que cette protestation puisse véritablement contribuer au changement de la société. Je ne peux pas me contenter de m'indigner et par exemple d'opprimer ma femme, mes enfants ou ma belle-mère...

Donc je n'ai pas de jugement particulier sur l'intention, mais il faut faire très attention à ce que cela peut induire, où finalement on instaure un ordre dans lequel il y a des victimes et des bourreaux. Je participe tous les jours à nourrir les multinationales, puisque je suis dans la consommation. Je pars plutôt du principe de responsabilité partagée que du clivage entre bourreaux et victimes.

Fabien : Pensez-vous qu'une agriculture toute biologique soit la réponse ? N'existe-t-il pas une agriculture "intermédiaire" entre l'agriculture biologique et l'agriculture intensive, qui pourrait prendre le relais de façon plus réaliste ?

John Foy : Comment faire pour changer la façon dont on pratique l'agriculture en France ?

Moi, je pense – et je l'ai prouvé partout – qu'on n'a vraiment pas besoin d'une agriculture qui nécessite des intrants chimiques de synthèse ni une mécanisation trop violente.

Tout cela procède d'une logique dans laquelle la pétrochimie internationale trouve des créneaux intéressants et lucratifs. Je pense vraiment que nous pouvons nous nourrir, nourrir l'ensemble de l'humanité, avec des méthodes écologiques.

J'ai écrit un ouvrage sur des expériences menées dans les zones sahéliennes, qui sont agronomiquement difficiles, et avec des résultats extraordinaires grâce aux méthodes écologiques. Cela a permis de libérer les paysans les plus démunis des intrants chimiques coûteux : il faut à peu près 2 à 2,5 tonnes de pétrole pour produire 1 tonne d'engrais, le pétrole étant indexé sur le dollar, tout paysan qui a recours à ces intrants se trouve intégré à la mondialisation. J'ai donc vu des communautés paysannes pauvres produire des denrées exportables, aboutir à la ruine parce que l'investissement reste relativement invariable et ensuite les produits – arachides, cacao – subissent la loi de l'offre et de la demande du marché, et c'est ce qui a contribué aussi à ruiner un nombre considérable de paysans.

Entre-temps, ils n'ont pas pu produire pour leur alimentation directe et ont été souvent contraints de migrer vers les villes. L'une des raisons de l'augmentation des populations urbaines est liée au fait qu'on ne les a pas aidés à se stabiliser sur leur sol. C'est pourquoi je suis absolument déterminé à poursuivre l'action que je mène depuis déjà une trentaine d'années. Nous avons pour répondre à cela créé une fondation, la fondation Pierre-Rabhi, pour la sécurité, la salubrité et l'autonomie alimentaire des populations.

Il n'y a que de cette façon que l'on peut, avec des techniques que nous maîtrisons, redonner à tous ces êtres souffrants et indigents la dignité, la capacité de répondre à leurs besoins et à ceux de leurs familles, sans aliénation.

Donc j'affirme encore une fois que l'agroécologie est la seule en mesure de répondre à la problématique de l'alimentation, avec des savoirs et des savoir-faire qui mettent en activité l'énergie de la vie elle-même telle qu'elle s'est organisée depuis les origines.

Léo : J'ai le sentiment en vous lisant que vous pronez un changement individuel (comportement, sens des priorités, alimentation, rapport au travail, etc) avant le changement collectif. Vous critiquez aussi le régime des empires commerciaux (corporatocraties). Mais ces empires ont-ils une chance de relâcher leur étreinte sans mobilisation collective ? Je comprends la nécessité des deux (mobilisation individuelle et mobilisation collective), mais comment articulez-vous les deux ?

Baptiste : Vous dites participer à nourrir les multinationales tous les jours, comme nous tous, par la consommation. Dans l'objectif du changement de paradigme que vous prônez, d'où doit venir le déclic ? Des multinationales (peu probables), des consommateurs (la consommation peut-elle être une action avec de véritables conséquences ?) ou bien du politique (vous n'y croyez apparemment pas) ?

Je dirais qu'aujourd'hui il y a deux choses : bien entendu, l'initiative individuelle, et les directives et les options politiques. Il faut les deux, sinon l'évolution ne peut se faire au rythme où elle devrait se faire compte tenu de l'urgence.

En fait, pour moi, tout se résume dans l'option que l'humanité a faite et qui n'est pas, comme je le disais, conforme à la réalité de la vie elle-même et des êtres humains, selon leur nature fondamentale.

Nous ne sommes pas sur cette planète pour produire et consommer indéfiniment pour le PIB et pour le PNB, nous sommes sur cette planète pour la comprendre, en prendre soin en prenant soin de nous-mêmes, et surtout, pour enchanter, pour admirer, pour que la vie ne soit pas un cauchemar, mais un rêve magnifique, poétique et qui nous accomplisse.

Chat modéré par Emmanuelle Chevallereau

5 avril 2011

Contre le sectarisme lacanien et le tout psychothérapeutique

La critique récurrente des "psychothérapeutes" qui ne pourraient être à la fois "lacanien" et "psychothérapeute" n'est certes pas fausse mais n’est pas nécessairement vraie.
Pour autant, cela implique-t-il qu'à être "lacanien" on soit, de fait, "psychanalyste" ?
L'argument porté par l'interview de Jacques Lacan par Jacques Alain Miller (voir le débat filmé - non expurgé - par philosophie magazine concernant l'affaire Onfray et la pétition d'analystes demandant d'interdire ce dernier d'audience sur une radio publique) me semble relever d'un dogmatisme et d'un psittacisme lacanien qui, curieusement, renforce l'idéologie gestionnaire hospitalière actuelle.
Pour s'en convaincre nul besoin de comptabiliser les services se réclamant encore de la psychanalyse au sein de l'hôpital public où des praticiens tentent régulièrement de conjoindre l'impossible : être "lacanien" et "psychothérapeute" (si tant est que l'on soit l'un ou l'autre de façon aussi binaire, ce que contredit la clinique). Nous voilà donc à bonne enseigne, nous, "psychothérapeutes d'inspiration psychanalytique" : exclus de part et d’autre. Peu importe, somme toute, puisque suivant Lacan,  « ça rate aussi, vous savez, ça ne joue qu’entre les deux. C’est la tracasserie qui compte » ( J. Lacan, Les non-dupes errent, Leçon du 19.03.1974).
A l’évidence, si l'issue du particulier est d'être un "self-made-man" comme le concède généreusement ledit Miller à Onfray, on ne peut que comprendre les difficultés que ressentent nombre d'analystes dans leur exercice au vu de la « crise » actuelle. La psychanalyse est-elle une pratique exclusivement libérale ? Reste(rait) donc à conquérir des parts de marché… Tous n’ont pas ce « talent » et, si certains – plus jeunes – se retrouvent soumis à la nécessité de devoir se dire ou s’inscrire dans le registre des « psychothérapeutes », cela ne justifie en rien une « excommunication ».
   
L'excellent résumé de Yann Diener concernant le bel ouvrage de Guy Le Gaufey  "Le pastout de Lacan" (« L’RSI de cas contre les vignettes cliniques. A propos du livre de Guy Le Gaufey, Le pastout de Lacan : consistance logique, conséquences cliniques », in Essaim 2007/2, n°19) qui corrobore la position de Guy Le Gaufey vis-à-vis des psychothérapies sans que ce dernier ne puisse produire un exemple crédible de clinique dite « maximale » (ni Freud, ni Michel Gribinski – un psychanalyste non « lacanien » - le « rare » exemple de clinique maximale d’après cet auteur ) et soutienne que : « après un siècle de prolifération, on peut affirmer que ce savoir (psychanalytique) est extraordinairement peu cumulatif. Qui pourrait prétendre encore avoir ajouté une pierre à l’édifice freudien ? » (Guy Le Gaufey p.115) aurait pu inciter Yann Diener à appliquer la particulière maximale à une assertion, pour le moins, totalisante : « On ne peut-être lacanien et psychothérapeute ».

Est ce à dire que : "aucun lacanien n'est psychothérapeute" équivaut, suivant le carré de la particulière maximale, à "tous les lacaniens sont psychothérapeutes" ?
Deux assertions également en contradiction avec les deux particulières équivalentes : "quelque lacanien est psychothérapeute" et "quelque lacanien n'est pas psychothérapeute" ?
Tentons d’être « lacanien » et restons dans la particulière maximale : « quelque lacanien est psychothérapeute » et « quelque lacanien n’est pas psychothérapeute » sont deux assertions vraies au même titre que : « quelque lacanien est psychanalyste » et    « quelque lacanien n’est pas psychanalyste »…

Osons donc être « pastout lacanien » (« j'ai posé d'autre part que c'est du pas-tout que relève l'analyste » J. Lacan, Note italienne) et d’occuper, parfois, la place de l’analyste... pour un(e) qui vous engage dans cette position.
 
 
Daniel Blondet

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2 février 2011

Tunisie: espoir?

Révolution en Tunisie : 219 morts, avancées cruciales sur droits de l'Homme

TUNIS — Le gouvernement tunisien de transition a approuvé mardi l'adhésion du pays à la convention internationale contre la torture et trois autres protocoles internationaux relatifs aux droits de l'homme, tandis que l'ONU a annoncé un bilan de 219 morts pendant les dernières semaines.

Au cours de sa première réunion depuis son remaniement jeudi dernier, le gouvernement a approuvé l'adoption de quatre protocoles internationaux ayant trait aux droits de l'homme, a annoncé le porte-parole du gouvernement et ministre de l'Education, Taieb Baccouch, à la télévision publique.

Le gouvernement de Mohamed Ghannouchi "a approuvé l'adhésion de la Tunisie à plusieurs conventions internationales importantes: convention internationale sur la protection des personnes contre les disparitions forcées, Statut de Rome portant sur la Cour pénale internationale (CPI), protocole non obligatoire annexé à la convention internationale contre la torture, et les protocoles non obligatoires annexés au Pacte international relatif aux droits civils et politiques", a-t-il précisé.

L'équipe de transition a également indiqué qu'elle allait "étudier" des "réserves" émises par la Tunisie du temps du président Ben Ali sur d'autres conventions internationales concernant notamment la peine de mort, l'enfance, et l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes.

Plus tôt dans la journée, Bacre Ndiaye, le chef d'une mission du Haut Commissariat aux droits de l'homme de l'ONU, avait salué par avance les "engagements" du nouveau gouvernement concernant les droits de l'Homme et donné un nouveau bilan des violences des cinq semaines qui ont conduit au départ du président Zine El Abidine Ben Ali.

"Selon les derniers chiffres retenus, il y a eu 147 personnes tuées et 510 blessées. Ces chiffres n'englobent pas les victimes dans les prisons", où "72 personnes" sont mortes, a-t-il déclaré, à l'issue d'une visite de terrain de cinq jours.

Le conseil des ministres, qui a duré plus de cinq heures, a aussi été largement consacré à la situation sécuritaire dans le pays, où des incidents se multiplient.

Le couvre-feu, en vigueur depuis le 13 janvier, n'a pas été levé.

Le porte-parole du gouvernement a annoncé des "changements à la tête des services de sécurité", avec la nomination de "nouveaux responsables" au sein de la police.

Selon une source policière contactée par l'AFP, le ministère de l'Intérieur a mis mardi en retraite anticipée d'office une trentaine de directeurs généraux et directeurs de la police pour leur comportement du temps du régime Ben Ali.

Selon cette même source, le ministre de l'Intérieur Farhat Rajhi, qui a par ailleurs été bousculé mardi jusque dans son ministère par des jeunes, a donné son accord à une augmentation de 140 dinars pour les cadres moyens et 49 dinars pour les cadres supérieurs.

Des policiers avaient débrayé lundi à Kairouan (centre), Bizerte (nord) et Sousse (centre-ouest) pour revendiquer un syndicat et de meilleures conditions de travail.

Ces grèves de fonctionnaires, et surtout des policiers, inquiètent les autorités alors que des attaques se multiplient à travers le pays.

Les plus violentes se sont déroulés lundi à Kasserine, principale ville du centre où la sous-préfecture a été saccagée par des centaines de jeunes, sans que les forces de l'ordre n'interviennent.

Tunis n'a pas été épargnée: un syndicat d'enseignant a fait état d'attaques de bandes de jeunes dans deux écoles et des actes de vandalisme contre des commerces ont été rapportés par des habitants à l'AFP.

Dans la soirée, M. Rajhi a annoncé que son prédécesseur, Rafik Belhaj Kacem, limogé le 12 janvier et depuis assigné à résidence, avait été placé en garde à vue.

Par ailleurs, un nouveau syndicat a été créé mardi, une première dans le pays où la puissante Union générale des travailleurs de Tunisie (UGTT) était la seule organisation depuis l'indépendance.

Enfin le mouvement islamiste Ennahda, interdit sous Ben Ali, a déposé une demande de légalisation pour créer un parti politique.

27 janvier 2011

LE MYTHE DES SALAIRES TROP BAS

   

(L'humanité, ce jour)

Éric Verhaeghe : « Pourquoi je claque la porte du Medef »

           

 

Le MEDEF parle d'in monde qui n'existe pas

 

Non, le coût du travail n’est pas trop élevé, c’est la rapacité de l’oligarchie qu’il faut attaquer ! Ex-directeur des affaires sociales de la fédération patronale des assurances, Éric 
Verhaeghe claque la porte du Medef. Il dénonce une doctrine économique qui met en péril la société et la démocratie.

Vous venez de quitter avec fracas le Medef que vous représentiez dans de nombreux organismes paritaires comme, par exemple, l’Apec, la Cnav ou encore l’Unedic. Dans le même élan, vous publiez un livre dans lequel vous remettez en cause, un à un, tous les dogmes économiques du patronat. Quel a été le déclic ?

Éric Verhaeghe. J’ai voulu exercer un droit d’inventaire sur la pensée économique dominante depuis quarante ans. Né à la fin des années 1960, je suis d’une génération qui n’a jamais connu que la crise, une génération qui a vécu dans la nostalgie des Trente Glorieuses. Avec l’implosion du modèle soviétique, quand l’économie de marché est restée comme seul système global, il y a eu un pari : plus on développera ce système, plus vite on arrivera à l’essence du marché en concurrence libre et parfaite, plus vite on sera prospères et on renouera facilement avec la croissance des Trente Glorieuses. Pendant la décennie 1980, on a fait de la privatisation à tout-va ; pendant la décennie 1990, on a abaissé le coût du travail – on a quand même dépensé 1,5 point de PIB en allégements de charges… Le résultat est terrible. En réalité, au bout de quarante ans, non seulement ça ne va pas mieux, mais au contraire, le système est en train de s’autodétruire. Cette crise n’est pas imputable à la rigidité du marché, mais au contraire, à sa flexibilité. Cela oblige à remettre en cause nos vieilles croyances. Collectivement, les élites de ce pays ne peuvent plus continuer à soutenir que les recettes d’avant 2008 vont nous sortir du marasme, elles sont la cause de la crise !

«Prédateurs», «nomenklatura capitaliste», «médias stipendiés par le pouvoir»… Ce vocabulaire fleuri auquel vous recourez dans votre livre peut surprendre venant d’un acteur du système…

Éric Verhaeghe. Ce sont les mots de quelqu’un qui a vu… Aujourd’hui, chacun doit prendre sa responsabilité. Je m’adresse aux citoyens. Et les patrons sont des citoyens, aussi. Croire que travailler dans l’univers patronal signifie endosser forcément des doctrines qui sont dangereuses pour l’économie de marché est une erreur. Et je dis très clairement qu’aujourd’hui la doctrine du Medef est dangereuse parce qu’elle est potentiellement productrice d’un risque systémique. À mes yeux, ce qui ressort de la crise de 2008, c’est que la pérennité de l’économie de marché tient beaucoup plus aux salariés qu’à leurs patrons.

En démontant les impératifs catégoriques de la modération salariale et des baisses d’impôts, vous vous attaquez au cœur des revendications traditionnelles du patronat. 
Le Medef n’est donc pas aussi « réaliste » qu’il le prétend ?

Éric Verhaeghe. Le Medef de Laurence Parisot nous parle d’un monde qui n’existe pas. Il nous parle de gens trop payés, d’un État qui a trop de recettes fiscales, il fait un certain nombre d’observations économiques qui sont totalement à côté de la plaque. Je me souviens d’une réunion, au mois de novembre 2008, sur la protection sociale, où les patrons présents se sont livrés à un exercice de comparaison de leurs retraites chapeau. Ce jour-là, on avait sorti un listing avec les 500 plus grosses retraites chapeau de France, et la seule question qui se posait, c’était : qui est dans le top 100 ? La réalité de la France, aujourd’hui, la voilà : d’un côté, des salariés qui ont envie que ça marche, et de l’autre, un certain nombre de patrons dont la première préoccupation en temps de crise est de vérifier qu’ils sont mieux payés que les autres. J’appelle ça le syndrome « 10 mai 1940 » : en pleine tourmente, l’obsession de l’état-major est de s’occuper de ses prébendes. Est-ce que mes mots sont durs ? Oui, ils le sont, mais parce que la réalité l’est !

À maintes reprises, vous comparez les privilégiés d’aujourd’hui à la noblesse de l’Ancien Régime…

Éric Verhaeghe. Le paradigme de 1789 permet en effet de comprendre notre époque… Avant la Révolution, il y a une crise des finances publiques et une crise économique ; les élites en profitent et ne veulent surtout pas faire le moindre effort pour enrayer la crise. Aujourd’hui, nous avons un phénomène absolument identique : par exemple, mesure-t-on bien que la dette publique, c’est de l’épargne garantie pour les très gros revenus ? Lorsque Liliane Bettencourt reçoit un chèque de 30 millions d’euros au titre du bouclier fiscal, ce chèque est financé par de la dette que Liliane Bettencourt achète sous la forme d’emprunts d’État et, du coup, quand on la rembourse, on lui fait un nouveau cadeau. Le bouclier fiscal est une opération de passe-passe qui permet d’accroître le patrimoine des gros revenus en le faisant financer par l’écrasante majorité des citoyens.

Alors que Denis Kessler, longtemps figure de proue des assurances et du patronat tout court, s’était réjoui de l’élection de Nicolas Sarkozy qui devait, selon lui, permettre de rompre avec l’héritage du programme du Conseil national de la Résistance (CNR), on peut, à vous écouter, vous imaginer plus proche de certains des objectifs de ce même CNR… « L’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie », cela vous parle ?

Éric Verhaeghe. La Sécurité sociale telle qu’elle existe n’est plus la déclinaison de cet objectif. Aujourd’hui, ce sont les salariés qui portent l’essentiel du financement de la protection sociale. En 1945, le travail était la source de la richesse, mais en 2010, le travail l’est beaucoup moins. Il y a une très grande partie de la richesse qui est aujourd’hui produite à partir de l’argent lui-même… Continuer à asseoir la Sécurité sociale sur le seul travail, cela conduit à faire porter aux salariés un poids exorbitant. On a un sujet de fond, là…

 Par votre position professionnelle de directeur des affaires sociales à la Fédération française des sociétés d’assurances (FFSA)…

Éric Verhaeghe. Ex-position professionnelle ! Je ne suis 
pas encore licencié, mais c’est en cours…

… Vous pouvez être soupçonné de vouloir faire le jeu des assurances privées qui lorgnent sur le magot…

Éric Verhaeghe. Eh bien, je vais vous répondre de façon transparente. Lorsque la FFSA a proposé, en novembre, de défendre auprès du Medef une position consistant explicitement à baisser le rendement des retraites pour favoriser la vente de produits d’assurance, j’ai écrit à Bernard Spitz (président de la FFSA – NDLR) que je n’étais plus d’accord avec ces positions. Je lui ai fait part de mon intention de partir et, ce faisant, d’abandonner tous mes mandats au sein des organisations patronales.

Est-ce que l’on débat à l’intérieur du Medef ?

Éric Verhaeghe. Sur les retraites, il y a eu un vrai débat parce que ce dossier était suivi par Jean-François Pilliard, de l’UIMM. C’est un vrai professionnel, c’est un vrai homme de dialogue. Sur le droit du travail, il n’y a aucun débat au sein du Medef : il y a un comportement extrêmement autoritaire que j’ai qualifié, et je persiste, d’immobilisme brejnevien.

Quel tableau !

Éric Verhaeghe. Quand j’étais petit, dans ma famille d’artisans du bâtiment, on disait déjà : « Il y a trop de charges ! » Trente ans plus tard, les grands patrons continuent dans la même veine. Ce discours est éternel dans le patronat, petit ou grand, quelles que soient les époques, quel que soit le montant des cotisations. Ce qui nous manque aujourd’hui, c’est une capacité à remettre en cause les tabous de la pensée unique. Et ça, c’est sûr que le Medef n’a aucune intention 
de le faire. En dehors de sa litanie traditionnelle – « soulageons-nous de toutes les charges que nous avons » –, il n’y a pas de pensée…

En même temps, ça marche : il suffit de regarder les montants en jeu…

Éric Verhaeghe. 30 milliards d’euros par an d’allégements de charges !

Comment rompre avec 
ce système où la société paie à la place des détenteurs 
du capital ?

Éric Verhaeghe. La question n’est pas de savoir s’il faut des allégements de charges… Peut-être qu’il en faut, après tout ! Le vrai sujet, c’est le contrôle démocratique qui s’exerce. Et ce qui n’est pas admissible, c’est de faire vivre le mythe d’une économie de marché qui serait opprimée par l’État, alors qu’en réalité, l’économie de marché est subventionnée par le contribuable et qu’elle refuse dans le même temps tout contrôle sur les subventions qu’elle reçoit. Je préconise la transparence. On peut reprendre un système simple, prévu par la Déclaration de 1789 : « Tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée. » Dès lors qu’on met 1 euro public dans une activité, le citoyen doit avoir le droit de demander des comptes sur l’utilisation de cet euro.

D’une manière plus globale, il faut défaire l’emprise sur la vie sociale de quelques grandes entreprises, souvent issues du public, qui ont par leur structure capitalistique la capacité de dominer. C’est le cas fameux des entreprises dites « too big to fail » (trop grosses pour faire faillite – NDLR). Alors que le citoyen est obligé de trouver un contrat d’assurance pour toute activité, les banques, par exemple, ont droit à la garantie gratuite de l’État, quoi qu’elles fassent. Il faut commencer par informer les citoyens sur les privilèges exorbitants de ces grands groupes, il faut qu’on en ait conscience collectivement et que ça soit choisi. Je suis partisan du démantèlement des très grandes entreprises : dès lors qu’une entreprise atteint une taille qui la rend plus puissante qu’un État, il faut la démanteler. On sait le faire quand l’entreprise constitue une menace pour la libre concurrence. Je ne vois pas pourquoi on n’aurait pas ce pouvoir dès lors qu’elle menace la souveraineté des peuples.

Singulier parcours d’un affranchi

« Vous n’arriverez pas à me mettre dans une petite case », parie Éric Verhaeghe. Fils d’ouvrier grandi à Liège (Belgique), puisant dans la Révolution de 1789 une bonne partie de ses références politiques – « La France, c’était ça pour moi, le peuple qui s’affranchit de la tyrannie », écrit-il –, ce quarantenaire, au service de la FFSA et du Medef depuis 2007, a gardé de son parcours de haut fonctionnaire passé par l’ENA une certaine conception de l’intérêt général. Jusqu’ici tout va bien !, le livre qu’il vient de sortir aux Éditions Jacob-Duvernet (19,90 euros), en témoigne à foison.

 

Entretien réalisé 
par Thomas Lemahieu

 

8 janvier 2011

La barbarie de Negri

Préface à L’Anomalie sauvage de Negri

 

Mise en ligne le jeudi 27 mai 2004

par Gilles  Deleuze

Le livre de Negri sur Spinoza [1], écrit en prison, est un grand livre, qui renouvelle à beaucoup d’égards la compréhension du spinozisme. Je voudrais insister ici sur deux des thèses principales qu’il développe.

1 / L’anti-juridisme de Spinoza

L’idée fondamentale de Spinoza, c’est celle d’un développement spontané des forces, au moins virtuellement. C’est dire qu’il n’y a pas besoin en principe d’une médiation pour constituer les rapports correspondant aux forces.

Au contraire l’idée d’une médiation nécessaire appartient essentiellement à la conception juridique du monde, telle qu’elle s’élabore avec Hobbes, Rousseau, Hegel. Cette conception implique : 1) que les forces ont une origine individuelle ou privée ; 2) qu’elles doivent être socialisées pour engendrer les rapports adéquats qui leur correspondent ; 3) qu’il y a donc médiation d’un Pouvoir (« Potestas ») ; 4) que l’horizon est inséparable d’une crise, d’une guerre ou d’un antagonisme, dont le Pouvoir se présente comme la solution, mais la « solution antagoniste ».

On a souvent présenté Spinoza comme appartenant à cette lignée
juridique, entre Hobbes et Rousseau. Il n’en est rien suivant Negri. Chez Spinoza, les forces sont inséparables d’une spontanéité et d’une productivité, qui rendent possible leur développement sans médiation, c’est-à-dire leur composition. Elles sont en elles-mêmes éléments de socialisation. Spinoza pense immédiatement en termes de « multitude » et non d’individu. Toute sa philosophie est une philosophie de la « potentia » contre la « potestas ». Elle s’insère dans une tradition antijuridique, qui passerait par Machiavel et aboutirait à Marx. C’est toute une conception de la « constitution » ontologique, ou de la « composition » physique et dynamique, qui s’oppose au contrat juridique [2]. Chez Spinoza, le point de vue ontologique d’une production immédiate s’oppose à tout appel à un Devoir-Etre, à une médiation et à une finalité (« avec Hobbes la crise connote l’horizon ontologique et le subsume, avec Spinoza la crise est subsumée sous l’horizon ontologique »).

Bien qu’on pressente l’importance et la nouveauté de cette thèse de Negri, le lecteur peut redouter l’atmosphère d’utopie qui s’en dégage. Aussi Negri marque-t-il le caractère exceptionnel de la situation hollandaise, et ce qui rend possible la position spinoziste : contre la famille d’Orange qui représente une « potestas » conforme à l’Europe monarchique, la Hollande des frères De Witt peut tenter de promouvoir un marché comme spontanéité des forces productives ou un capitalisme comme forme immédiate de la socialisation des forces. Anomalie spinoziste et anomalie hollandaise... Mais dans un cas comme dans l’autre, n’est-ce pas la même utopie ? C’est ici qu’intervient le second point fort de l’analyse de Negri.

2 / L’évolution de Spinoza

Le premier Spinoza, tel qu’il apparaît dans le Court Traité et encore au début de l’Éthique, reste effectivement dans les perspectives de l’utopie. Il les renouvelle toutefois, parce qu’il assure une expansion maximale aux forces, en s’élevant à une constitution ontologique de la substance, et des modes par la substance (panthéisme). Mais précisément, en vertu de la spontanéité de l’opération, ou de l’absence de médiation, la composition matérielle du réel concret ne se manifestera pas comme puissance propre, et la connaissance et la pensée devront encore se replier sur elles-mêmes, assujetties à une productivité seulement idéelle de l’Etre, au lieu de s’ouvrir au monde.

C’est pourquoi le second Spinoza, tel qu’il apparaît dans le Traité théologico-politique et tel qu’il s’affirme dans le courant de l’Éthique, va se reconnaître à deux thèmes fondamentaux : d’une part, la puissance de la substance est rabattue sur les modes auxquels elle sert d’horizon ; d’autre part, la pensée s’ouvre sur le monde et se pose comme imagination  matérielle. Alors l’utopie cesse au profit des prémisses d’un matérialisme révolutionnaire. Non pas que l’antagonisme et la médiation soient rétablis. L’horizon de l’Être subsiste immédiatement, mais comme lieu de la constitution politique, et non plus comme utopie de la constitution idéelle et substantielle.

Les corps (et les âmes) sont des forces. En tant que tels, ils ne se définissent pas seulement par leurs rencontres et leurs chocs au hasard (état de crise). Ils se définissent par des rapports entre une infinité de parties qui composent chaque corps, et qui le caractérisent déjà comme une « multitude ». Il y a donc des processus de composition et de décomposition des corps, suivant que leurs rapports caractéristiques conviennent ou disconviennent. Deux ou plusieurs corps formeront un tout, c’est-à-dire un troisième corps, s’ils composent leurs rapports respectifs dans des circonstances concrètes. Et c’est le plus haut exercice de l’imagination, le point où elle inspire l’entendement, de faire que les corps (et les âmes) se rencontrent suivant des rapports composables. D’où l’importance de la théorie spinoziste des notions communes qui est une pièce maîtresse de l’Éthique, du livre II au livre V. L’imagination matérielle soude son alliance avec l’entendement en assurant à la fois, sous l’horizon de l’Être, la composition physique des corps et la constitution politique des hommes.

Ce que Negri avait fait profondément pour Marx à propos des Grundrisse, il le fait maintenant pour Spinoza : toute une réévaluation de la place respective du Court Traité d’une part, du Traité théologico-politique d’autre part, dans l’œuvre de Spinoza. C’est en ce sens que Negri propose une évolution de Spinoza : d’une utopie progressiste à un matérialisme révolutionnaire. Negri est sans doute le premier à donner son plein sens philosophique à l’anecdote selon laquelle Spinoza s’était lui-même dessiné en Masaniello, le révolutionnaire napolitain (cf. ce que Nietzsche dit sur l’importance des « anecdotes » propres à la « pensée, dans la vie d’un penseur »).

J’ai donné des deux thèses de Negri une présentation extrêmement rudimentaire. Je ne crois pas qu’il convienne de discuter ces thèses et de leur apporter hâtivement objections ou même confirmations. Ces thèses ont le mérite évident de rendre compte de la situation exceptionnelle de Spinoza dans l’histoire de la pensée. Ces thèses sont profondément nouvelles, mais ce qu’elles nous font voir, c’est d’abord la nouveauté de Spinoza lui-même, au sens d’une « philosophie de l’avenir ». Elles montrent le rôle fondateur de la politique dans la philosophie de Spinoza. Notre première tâche devrait être d’apprécier la portée de ces thèses, et de comprendre ce que Negri a ainsi trouvé dans Spinoza, ce en quoi il est authentiquement et profondément spinoziste.

[1] A. Negri, L’anomalie sauvage, PUF, 1982

[2] Eric ALLIEZ, Spinoza au-delà de Marx, Critique, août-sept. 1981, n° 411-412, pp. 812-821, analyse excellemment cette antithèse.

5 décembre 2010

Les banques et l'UE, la fin d'un monde

Elle a déjà affaibli les économies européennes, entraînant une succession de plans d'austérité en Grèce puis en Irlande. Mais la crise n'a peut-être pas dit son dernier mot. Dans un article paru sur le blog du Monde Diplomatique, l'économiste Frédéric Lordon pointe les faibles du système européen, soumis à une finance devenue folle. Et pour sauver l'UE, il suggère non pas de détruire les banques, mais de les saisir…

Il y a pourtant quelque part un point de réalité où les fables déraillent et les voiles se déchirent. Manifestement nous nous en approchons. Et, Némésis incompréhensible de tous ceux qui, l’ayant voulue ainsi, l’ont défendue envers et contre tout, l’Europe commise à la finance contre ces citoyens mêmes est sur le point de périr par la finance.
Il faut peut-être prendre un ou deux pas de recul pour admirer l’édifice dans toute sa splendeur : non seulement les marchés de capitaux libéralisés, quoique les fabricateurs de la crise dite des dettes souveraines (voir « Crise : la croisée des chemins »  ), demeurent le principe directeur de toutes les politiques publiques, mais les institutions bancaires qui en sont le plus bel ornement sont devenues l’unique objet des attentions gouvernementales. Les amis du « oui » au Traité constitutionnel de 2005 trouvaient à l’époque trop peu déliées à leur goût les dénonciations de « L’Europe de la finance » mais si le slogan ne sonne en effet pas très raffiné, c’est que la réalité elle-même est grossière à ce point. L’entêtement à soumettre les politiques économiques aux injonctions folles des créanciers internationaux, telles qu’elles s’apprêtent à nous jeter dans la récession, trouve ainsi son parfait écho dans la décision, qui ne prend même plus la peine de se voiler, de mobiliser le surplus d’emprunt européen de l’EFSF (1)… pour le sauvetage des banques irlandaises bien méritantes d’avoir savamment ruiné les finances publiques du pays (2). Le cas de l’Irlande a ceci d’intéressant que la connexion entre finances bancaires privées et finances publiques y est plus directe et plus visible qu’ailleurs, mais il ne faut pas s’y tromper : pour la Grèce déjà, et pour tous les autres candidats au sauvetage qui suivront, il s’agit toujours in fine moins de sauver des États que d’éviter un nouvel effondrement de la finance – et l’on attend plus que le barde européen de service qui viendra célébrer l’Europe en marche d’après ses plus hautes valeurs : solidarité et humanisme, car après tout c’est vrai. Nous voilà, contribuables citoyens européens (3), solidaires des banques de tous les pays, et les banquiers sont des hommes comme les autres.

 


La croyance financière à la dérive

 

En univers financiarisé, il n’y a pas de signe de crise plus caractéristique et plus inquiétant que la perte des ancrages cognitifs collectifs qui, en temps ordinaires, régularisaient les jugements et les comportements des investisseurs. Or tout vole en éclat et la croyance financière n’est plus que dérive erratique. Inutile de le dire, la perte de toute régularité interprétative et comportementale rend impossible la conduite des politiques économiques toujours exposées au risque d’être reçues à l’envers des effets qu’elles pensaient produire, et même d’être systématiquement rejetées puisque, quelle que soit la proposition, les jugements de la finance sont écrasés par un affect directeur de panique et que, littéralement parlant, plus rien ne va – énoncé qu’il faudrait d’ailleurs lire en remettant les mots dans leur ordre adéquat : rien ne va plus.

Ainsi le 30 septembre l’agence Moody’s a-t-elle le front de dégrader la note souveraine espagnole au motif… d’une insuffisante croissance, alors même qu’elle a si bien concouru au printemps à faire adopter les politiques de rigueur… qui tuent la croissance. L’opinion financière, agences et opérateurs ici confondus, réclament donc à cors et à cris la rigueur, et vendront les dettes publiques s’ils ne l’ont pas. Mais ils ne veulent pas des conséquences de la rigueur et vendront la dette publique s’ils les ont. Sans même en venir à des considérations de principe tenant pour une espèce de crime contre la souveraineté démocratique (4) que l’on évince les réquisits des citoyens par ceux des créanciers, sorte d’effet d’éviction (5) qui incidemment n’a jamais empêché les économistes standard de dormir, n’importe quel décideur politique tant soit peu rationnel arrêterait qu’il est simplement inenvisageable de se soumettre à une tutelle aussi désarticulée, qui lui fera faire tout en lui demandant au surplus son contraire. Mais quelqu’un a-t-il entendu le moindre commencement de l’évocation d’un éventuel projet d’émancipation européenne en cette matière ?

L’union monétaire est donc vouée à dévaler, avec les investisseurs auxquels elle a lié son sort, la pente du chaos cognitif collectif, et il n’y aura plus qu’à s’étonner de l’étonnement de ceux qui découvrent affolés que « plus rien ne marche ». Car en effet les conditions sont maintenant en place pour que rien ne marche plus. Dans une tentative héroïque de réplication d’une opération-vérité à la suédoise, la banque centrale irlandaise a décidé d’annoncer en mars les besoins « véritables » (6) – colossaux (7) – de recapitalisation d’un système bancaire privé dont la taille relativement au PIB du pays était déjà en soi un signe de déraison manifeste (8) (proposée à la réparation de l’Europe entière…). Las, les autorités irlandaises qui escomptaient les profits d’admiration généralement accordés au stoïcisme et le prix de son « courage » sous forme de détente des taux d’intérêt, n’ont reçu qu’un surplus de panique et la mise en cause de leurs finances publiques devenues solidaires des finances privées pour des montants il est vrai affolants. Ceux qui espéraient le retour au calme du sauvetage de l’Irlande ont vite compris à quoi s’en tenir : dès lundi matin sitôt l’annonce faite, les taux d’intérêt irlandais se détendaient très légèrement sur les échéances inférieures à deux ans… et se tendaient à dix ans, attestation indirecte de ce que l’EFSF n’est vu que comme une parenthèse sans pouvoir de résolution durable ; lundi soir c’était la débâcle obligataire. Et l’on tiendra pour un symptôme très caractéristique de la destruction des repères cognitifs de la finance le fait que quelques jours avant l’annonce du plan de sauvetage irlandais, 35 milliards d’euros étaient jugés par les analystes comme un volume tout à fait à la hauteur des besoins de recapitalisation bancaire alors que dès l’après midi de son annonce il était trouvé notoirement insuffisant…

L’Union dans son ensemble est logée à la même enseigne. Elle croyait le sauvetage de la Grèce et la constitution de l’EFSF propres à impressionner l’opinion financière et à la raisonner pour de bon. Il n’en a rien été comme l’atteste la recherche frénétique par la finance du nouveau maillon faible sitôt le précédent réparé. Formellement semblable en cela à la séquence qui à partir du printemps 2008 avait vu l’inanité des sauvetages ponctuels, Bear Stearns, Fannie, Freddie, jusqu’au point de bascule Lehman, la succession des bail-outs européens n’arrête plus rien mais a l’effet exactement opposé d’allonger sans fin la liste des suspects – la seule chose dont débat maintenant la finance étant l’ordre dans lequel il faut les « prendre ». On pourrait être tenté de filer le parallèle avec l’automne 2008 pour en tirer la conclusion que, la formule des sauvetages ponctuels épuisée, seule une solution globale frappant fort un grand coup a quelque chance de produire l’effet de choc propre à modifier brutalement la configuration des anticipations collectives de la finance. La menue différence, trois fois rien, tient au fait qu’à l’époque les finances publiques étaient fraîches et disponibles pour tirer d’affaire ces messieurs de la banque. Or, le sauvetage de la finance privée et les coûts de récession sur le dos, les budgets sont désormais aux abonnés absents, la situation ayant d’ailleurs si mal tourné que les finances publiques sont passées du côté du problème et ne font décidément plus partie des solutions.

 

C’est cet état de fait que l’EFSF s’emploie à masquer autant qu’il le peut. Mais l’illusion qu’il avait congénitalement vocation à produire, et celle qu’il entretient sur son propre compte, finiront bientôt par craquer. Il y a d’abord qu’on n’est pas très au clair sur l’extension véritable des sollicitations dont il peut faire l’objet, et il reste comme une incertitude sur la nature de la « facilité » qu’il est censé apporter. Est-il simple « facilité intermédiaire » destinée à faire d’ici 2013 les soudures de trésorerie des États temporairement en délicatesse avec les marchés ? Si tel est le cas, la force de frappe du fonds s’apprécie d’après les besoins de financement des États, c’est-à-dire la somme des déficits courants et des échéances de dettes arrivant à maturité sur la période. L’Irlande et le Portugal à eux deux devront trouver 60 milliards en 2011 et 40 pour 2012. L’Espagne à elle seule aura besoin de 190 milliards d’euros pour 2011 et 140 autres milliards pour 2012 (9) – 330 milliards et encore : un an en avance de l’échéance de l’EFSF, plus les 100 des deux précédents, 430 milliards à eux trois… pour une enveloppe globale de l’EFSF de 440 milliards (10) – et plaise au ciel que tout aille bien pour l’Italie et la France, les deux têtes de turc d’ores et déjà inscrites dans la file.

Il y a ensuite que l’EFSF n’a pas exactement les moyens qu’il dit avoir. Car pour obtenir la notation triple-A qui lui permet de lever des fonds à coût moindre que les États en difficultés, l’EFSF a été contraint de sur-collatéraliser à 120% ses actifs (11). La chose signifie que tout euro prêté doit être adossé à 1,2 euros de fonds levé par l’EFSF (en fait par les États contributeurs) – et sur les 440 milliards nominaux seuls donc 366 sont réellement disponibles. La logique de la sur-collatéralisation n’est pas autre chose que celle de la garantie que l’EFSF prétend apporter et du coût de défaut qu’il prendrait à sa charge puisqu’il en soulage les créanciers internationaux. Mais l’enveloppe est en fait bien plus petite encore. Car d’une part disparaissent (assez logiquement) de la liste des États contributeurs au fonds les États devenus suppliants du fonds – on peut sans doute tenir le manque pour surmontable quand il s’agit des 12 milliards d’euros d’apport de la Grèce et des 7 de l’Irlande, mais le trou commencera à se voir si jamais il faut se passer d’un coup des 52 de l’Espagne… Et s’y ajoute d’autre part que l’EFSF pour conserver son triple-A devra n’être abondé que par des États eux-mêmes triple-A, avec risque de casse majeur si d’aventure l’un des « gros » se trouvait être dégradé – vienne la France, au hasard, à perdre son sésame, l’EFSF trépasserait vraisemblablement dans l’instant.

Il y a enfin que l’EFSF n’a été dimensionné que dans la logique des sauvetages ponctuels (au surplus en petit nombre) et qu’il serait strictement incapable de faire face à un épisode de défauts souverains simultanés par contagion foudroyante – ce ne serait plus les besoins de financement public à deux ou trois ans qu’il faudrait regarder mais les encours mêmes de dettes, et l’ordre de grandeur change d’un coup du tout au tout. Affolés par ces perspectives qu’ils ont eux-mêmes si bien contribué à créer, les investisseurs sont maintenant obsédés par une quête de la sécurité parfaite que, curieusement ils ne leur viendraient pas à l’idée d’exiger d’un débiteur privé, et dans le monde particulier des sovereigns (12), « senior » est implicitement tenu pour synonyme de « garanti » (13) ! (comme l’atteste le plan irlandais qui a pris grand soin d’épargner ces créanciers-là). Or ce n’est pas du côté de l’augmentation des moyens du fonds que viendra la solution parce que régler les problèmes des plus endettés en surendettant ceux qui le sont moins finira par se voir. Il est utile de redire que la solution du bootstrapping par laquelle le baron de Münchausen s’extrait de la boue en se tirant lui-même par les cheveux ne fonctionne que dans les contes. Dans la réalité européenne présente, plus il y a de secourus moins il y a de secouristes, et plus ces derniers se préparent à rejoindre les précédents dans leur catégorie.

 


Notes

(1) European Financial Stability Facility, le fonds de secours établi lors du sommet de Bruxelles du 9 mai 2010 à la suite du plan de sauvetage de la Grèce.

(2) Sur les 85 milliards d’euros du « paquet irlandais », 35 sont explicitement destinés aux banques.

(3) Sur qui reposeront in fine les éventuelles pertes de l’EFSF.

(4) Pour un développement de cet argument, voir « Le point de fusion des retraites »  , 23 octobre 2010, et « Crise européenne, deuxième service (partie 1) »  , 8 novembre 2010.

(5) Car les économistes standards sont surtout très préoccupées de cet effet d’éviction par lequel les emprunts d’État assèchent les marchés obligataires au détriment des émetteurs privés.

(6) Dont on découvre d’ailleurs aujourd’hui qu’ils sont encore un peu sous-estimés : Sharlene Goff et Patrick Jenkins, « Irish banks remain on a tightrope », Financial Times, 29 novembre 2010 ; mais seul le mensonge grec sur le déficit public est haïssable, le mensonge permanent des banques privées, lui, est véniel.

(7) 28,5 milliards d’euros au moment de l’annonce de mars.

(8) Le total des passifs bancaires irlandais est de 360% du PIB – le modèle-frère anglais faisant d’ailleurs encore mieux : 450%... voir « The real lesson about Ireland’s austerity plan », e21 Economic Policies for the 21st Century.

(9) Données Bloomberg, FMI, The Economist.

(10) Il est vrai compte non tenu des 60 milliards d’euros de l’EFSM (European Financial Stability Mechanism) et des 250 milliards d’euros apportés par le FMI lors du sommet du 9 mai 2010.

(11) Voir sur ce point Wolfgang Münchau, « Could any country risk a eurozone bail-out ? », Financial Times, 26 septembre 2010.

(12) Les titres obligataires souverains.

(13) La séniorité désigne l’ordre de priorité des créanciers à être servis en cas de défaut. Plus un titre est senior plus il vient haut dans cet ordre et plus ses créanciers seront remboursés prioritairement. Mais il se peut très bien que le défaut soit tel que même les créanciers seniors prennent des pertes, comme l’a montré le cas des tranches seniors des CDO et des MBS de subprimes.

5 décembre 2010

Obama, de renoncement en renoncement

Après la défaite absolue des démocrates lors des élections (américaines, ndt) de mi-mandat, tout le monde se demandait comment le président Barack Obama allait réagir. Allait-il montrer de quelle étoffe il était fait ? Allait-il tenir bon et défendre les valeurs auxquelles il croit, même face à l'adversité politique ?

       

On a eu la réponse lundi. Il a annoncé un gel des salaires des fonctionnaires fédéraux. Il y avait tout dans cette annonce : c'était ouvertement cynique ; d'une échelle insignifiante, mais d'un cap peu judicieux ; et en faisant cette annonce, Obama a en réalité cédé à l'argument politique de ceux-là même qui cherchent - et réussissent, on dirait - à le détruire.

J'imagine, donc, que nous sommes en effet en train de voir de quel étoffe Obama est fait.

À propos de ce gel des salaires : le président aime parler d'"instants pédagogiques". Eh bien, dans ce cas précis il semble vouloir enseigner une chose fausse aux Américains.

La vérité est que le long déficit budgétaire américain n'a rien à voir avec des salaires de fonctionnaires fédéraux trop élevés. Les salaires des fonctionnaires fédéraux sont, en moyenne, un peu moins élevés que ceux des salariés du privé à qualifications égales. Et puis, quoi qu'il en soit, le salaire des employés ne représente qu'une petite fraction des dépenses fédérales : même en réduisant les salaires des fonctionnaires de moitié, on réduirait la dépense totale de moins de 3 pour cent.

Le gel des salaires fédéraux n'est donc qu'une mise en scène cynique de la réduction des déficits. C'est (littéralement) une pauvre combine qui n'impressionne que les gens qui n'y connaissent rien en réalités budgétaires. Les économies réelles, environ 5 milliards de dollars sur deux ans, ne représentent qu'une bouchée de pain au regard de l'ampleur du déficit.

Quoi qu'il en soit, réduire les dépenses fédérales à un moment où l'économie est déprimée est la chose à ne pas faire. Demandez aux responsables de la Réserve fédérale, qui ces derniers temps, supplient plus ou moins qu'on les aide dans leurs efforts de promouvoir une croissance d'emplois plus rapide.

En attendant, il y a une vraie question de déficit à l'ordre du jour : savoir si on va pérenniser les réductions d'impôts pour les riches. Juste pour mémoire, sur les 75 prochaines années le coût de la pérennisation de ces réductions d'impôts équivaudrait grosso modo à la prévision du trou total de la Sécurité sociale. Le stratagème d'Obama autour des salaires aurait pu, éventuellement, se justifier s'il s'était servi de l'annonce du gel pour prendre fermement position contre les exigences républicaines - pour déclarer qu'à un moment où les déficits sont un enjeu important, les réductions d'impôts pour les plus riches ne sont pas acceptables.

Mais il ne l'a pas fait. Au contraire, il semble qu'il ait voulu faire un geste d'apaisement envers les républicains à la veille d'un sommet bipartite. Lors de ce sommet, Obama, qui fait face depuis deux ans à une opposition sans merci, déclara qu'il n'avait pas suffisamment tendu la main à ses implacables ennemis. Il ne portait pas, pour autant qu'on sache, un écriteau sur le dos stipulant "Frappez-moi", bien qu'il eût aussi bien pu.

Il n'y eut aucun geste de la sorte de la part de la partie adverse. Au contraire, les républicains du Sénat déclarèrent qu'aucune des législations à l'ordre du jour - dont des choses comme le traité sur les armes stratégiques, vital pour la sécurité nationale - ne serait adoptée tant que la question des réductions d'impôts ne serait pas réglée, sans doute selon leurs propres conditions.

Difficile d'échapper à l'impression que les républicains ont jaugé Obama, qu'ils le prennent au mot (sachant qu'il bluffe) et croient qu'on peut compter sur lui pour plier. Et il est également difficile d'échapper à l'impression qu'ils ont raison.

La véritable question est de savoir ce que croient Obama et ses proches. Croient-ils vraiment, après tout ce temps, que des gestes d'apaisement envers le GOP entraîneraient une réaction de bonne foi ?

Ce qui laisse encore plus perplexe est l'apparente indifférence de l'équipe Obama à l'effet que ce genre de geste peut avoir sur ses partisans. On aurait pu s'attendre à ce qu'un candidat porté par l'enthousiasme de militants vers une victoire surprise lors des primaires démocrates réalise que cet enthousiasme était un atout important. Or au lieu de cela, on dirait presque qu'Obama essaie systématiquement de décevoir ses partisans jadis fervents, pour convaincre les gens qui l'ont mené là qu'ils ont commis une erreur embarrassante.

Quoi qu'il se passe à l'intérieur de la Maison Blanche, vu de l'extérieur cela ressemble à un effondrement moral - un échec complet au niveau des objectifs et une perte de cap. Alors que devraient faire les démocrates ? La réponse, de plus en plus, semble être qu'ils devront se débrouiller tout seuls. Notamment, les démocrates du Congrès ont toujours moyen de mettre leurs opposants au pied du mur - comme ils l'ont fait mardi quand ils ont forcé l'adoption d'une extension des réductions d'impôts aux classes moyennes, en mettant les républicains dans la position inconfortable de voter contre la classe moyenne pour sauvegarder les réductions d'impôts pour les riches.

Ce serait évidemment beaucoup plus simple pour les démocrates de mettre des limites si Obama faisait sa part du boulot. Mais tout indique que le parti devra chercher ailleurs le leadership dont il a besoin.

 

Paul Krugman

© 2010 New York Times News Service (4 décembre 2010)

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