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Gri(smé)moire
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28 octobre 2010

C'était écrise

Jean-Daniel Kant, maître de conférences et chercheur en économie computationnelle, Le Monde, 27 octobre 2010

La crise sociale qui secoue notre pays depuis que le gouvernement a proposé de réformer le système de retraite français est à un tournant. D’un côté, la rue ne semble pas prête à abdiquer face à ce qu’elle considère comme une régression et une injustice. De l’autre, le gouvernement et le président restent "droits dans leur botte", sûrs d’avoir trouvé "la" bonne solution pour financer les retraites (mais seulement jusqu’en 2018 ou 2020) et pariant sur un pourrissement du conflit, fût-ce à un coût économique élevé (les grèves coûtent cher pour tout le monde) dont notre pays n’a pas vraiment besoin. Et à un coût social, s’ajoutant à la longue liste des détériorations des relations sociales, alors que notre pays figure déjà, hélas, en bas du classement mondial dans ce domaine, comme l’a montré par exemple Thomas Philippon.

Si l’on se penche sérieusement et honnêtement sur la réforme proposée par le gouvernement Fillon, elle apparaît mathématiquement inefficace (elle ne résout pas vraiment les problèmes de financement, ni avant 2020 ni encore moins après) et surtout elle est totalement injuste, en particulier pour ceux qui auront commencé à travailler tôt, pour ceux qui exercent des métiers pénibles, pour les femmes, etc. On pourra par exemple lire les démonstrations d’Arnaud Parienty dans Alternatives Economiques, ou celles de Thomas Piketty. Il apparaît indispensable, comme semblent le penser les principaux syndicats tels la CGT et la CFDT, de remettre totalement à plat notre système de financement des retraites afin de bâtir un système plus clair et efficace, fondé sur la répartition et la justice, et des pistes intéressantes apparaissent (voir par exemple Bozio et Piketty). Il faut un débat serein et surtout l’inscrire dans la durée : la plupart des pays qui ont réformé leur système de retraites, comme l’Allemagne, l’ont fait sur plusieurs années.

Le problème, c’est que, quelle que soit la solution retenue, il va falloir trouver de l’argent. Beaucoup d’argent, semble-t-il, on parle d’un déficit de 30 milliards en 2010, même si ce chiffre est parfois contesté. Plusieurs pistes sont évoquées en alternative au projet gouvernemental. On pourrait par exemple, au titre de la solidarité, faire cotiser des revenus supplémentaires comme ceux venant des stock-options, des bonus et de l’intéressement, comme le propose le Parti socialiste. Mais ces mesures semblent ne couvrir que 10 milliards maximum.

SUPPRIMER DES EXONÉRATIONS INEFFICACES ET INJUSTIFIÉES

On pense aussi, comme le PS et d’autres, à une taxation des revenus financiers. Sur le principe, la question est bien ancienne mais toujours d’une actualité brûlante : celle du rapport entre capital et travail (pour ceux qui en douteraient encore, ou pour les amnésiques, doit-on rappeler la crise financière des subprimes dont nous "sortons" à peine et qui n’a pas vraiment été réglée, si ce n’est pas les contribuables au sens propre du terme ?), et l’indispensable rééquilibrage face aux dérives d’un capitalisme financier et virtualisé, déconnecté de l’économie réelle. Le problème c’est que dans la pratique, il n’est jamais simple de taxer les revenus financiers dans cette économie mondialisée qui a tout prévu pour que justement, on ne puisse pas le faire : les actionnaires menacent alors d’aller investir ailleurs ou, afin de conserver des rendements élevés, ordonnent des mesures d’économie dans d’autres domaines, entrainant des licenciements ou des délocalisations. La mise en pratique de cette taxation, qui nécessiterait de le faire au niveau mondial, semble donc difficile et impliquera un plan de bataille mûrement réfléchi, avec une mise en place progressive, au minimum au niveau européen et donc sur le long terme.

En attendant, plutôt qu’ajouter de nouvelles taxes, une solution est de supprimer des exonérations inefficaces et injustifiées. Or il se trouve que le Conseil des prélèvements obligatoires (CPO) a rendu le 6 octobre un très pertinent rapport sur les "entreprises et niches fiscales et sociales". Il mériterait qu’on y prête plus d’attention, car il contient de véritables pépites pour trouver des financements sociaux. Ainsi le CPO ne dénombre-t-il pas moins de 293 niches fiscales pour les entreprises (35 Mds € soit 47 % des dépenses fiscales), des dispositifs dérogatoires divers (71 Mds €) et 64 niches sociales (66 Mds €), soit un total de 172 milliards d’euros ! Cela représente 56 % des recettes de l’Etat français. Bien sûr, le rapport ne dit pas que toutes ses mesures sont à supprimer, et jugent certaines efficaces, comme celle de l’allègement de charges sur les bas salaires ou le crédit impôt recherche (CIR). Concernant le CIR, qui a été élevé à 4 Mds € en 2010, un rapport de l’IGF avait effectivement conclu à son efficacité, car il aurait entrainé une augmentation des dépenses en R&D des entreprises françaises (aux frais de l’Etat...). Le chercheur que je suis ne peut regretter qu’on ne se contente ici que d’une évaluation purement économétrique au détriment d’une évaluation plus profonde et qualitative. Il faudrait par exemple regarder précisément quelles innovations ont été produites grâce au CIR et n’auraient pu être produites sans lui.

De façon générale, le rapport du CPO énumère de nombreux dispositifs d’exonérations pour lesquels ne sont pas atteints ou, pire, absents (comment les évaluer alors ?, et les justifier ?). Parmi la liste des dispositifs non efficaces, on trouve la baisse de la TVA sur la restauration (3 Mds), la défiscalisation des heures supplémentaires (4,1 Mds), l’exonération de TIPP en faveur des biocarburants (643 M €) ou les mesures en faveur des retraites chapeaux. D’autres dispositifs méritent d’être réduits. Par ailleurs, le problème est complexe car, dans certains cas, supprimer une exonération coûte plus cher que l’économie rapportée. Les propositions d’économies suggérées par le CPO sont estimées entre 15 et 29 Mds ; la fourchette haute n’est donc pas très éloignée de ce qu’on nous demande maintenant pour les retraites.

Et si on appliquait ces suggestions ? A moins qu’on ne préfère, une fois de plus, enterrer un rapport qui prône le bon sens et le bon usage du denier public, cela par manque de courage politique ?

Quelle qu’en soit la complexité, il paraît clair qu’une évaluation minutieuse de l’ensemble de ces dispositifs exonératoires permettrait sans nul doute de dégager des sommes substantielles pour la sécurité sociale et le financement des retraites, sans avoir à faire porter le poids, une fois encore, sur les individus et notamment les plus faibles. Cette démarche devrait être prolongée par une totale mise à plat de notre système fiscal, pour le rendre à la fois plus lisible et plus juste.

Contrairement à ce qu’on nous répète, il existe donc bien des solutions alternatives pour compléter le financement par répartition de nos retraites. Au delà, avant de vouloir supprimer un fonctionnaire sur deux et installer la "rigueur", l’Etat ferait bien de commencer par vérifier l’efficacité de ses investissements, comme ces (trop) nombreux dispositifs exonératoires.


Rapport de la Cour des comptes

Conseil des prélèvements obligatoires, rapport du 6 octobre 2009

Note de Synthèse - extraits

Des dispositifs dérogatoires de plus en plus nombreux au coût croissant

293 dépenses fiscales bénéficiant aux entreprises sont recensées dans le PLF [ projet de loi de finances - ndlr] pour 2010, sur un total de 506 dépenses fiscales.

Entre 2002 et 2010, le nombre des dépenses fiscales bénéficiant aux entreprises a augmenté de 16,27 %.

...

Sans prendre en compte les classements et déclassements de mesures existantes, le nombre de dépenses fiscales a cependant augmenté de 13,5 % en huit ans.

107 dépenses fiscales applicables aux entreprises ont été créées entre 2002 et 2010, soit près de 12 dépenses fiscales par an. Le rythme de création de nouveaux dispositifs dérogatoires semble de surcroît s’être accéléré : 87 de ces 107 dépenses fiscales ont ainsi été créées depuis le PLF pour 2006.

...

Un poids financier croissant des dispositifs dérogatoires applicables aux entreprises

Les 293 dépenses fiscales applicables aux entreprises représentent 35,3 Mds€ en 2010, sur un total de 74,8 Mds pour l’ensemble des dépenses fiscales (47,2 %) et leur coût a augmenté de 33 % entre 2005 et 2010 (+ 8, 77 Mds€).

L’augmentation du poids de ces dépenses fiscales a été particulièrement sensible entre 2008 et 2009, en raison de la hausse du coût du crédit d’impôt en faveur de la recherche : évalué à 1,5 Mds en 2008, le coût du dispositif est en effet évalué à 4,2 Mds€ en 2010.

S’ajoutent aux mesures qualifiées de dépenses fiscales les dispositifs dérogatoires qui ont été déclassés depuis 2006.

Leur poids est plus de deux fois supérieur à celui des dépenses fiscales applicables aux entreprises : il s’élève à 71,3 Mds€ en 2010, contre 19,5 Mds€ en 2005.

La hausse spectaculaire du coût de ces modalités particulières de calcul de l’impôt est essentiellement liée à un nombre restreint de dispositifs relatifs à l’impôt sur les sociétés :

-  le régime des sociétés mères/filles (34,9 Mds en 2009),

-  le régime de l’intégration fiscale pour les groupes (19,5 Mds en 2008)

-  et la taxation au taux réduit des plus-values à long terme provenant de cessions de titres de participation (évalué à 6 Mds en 2009)

sont les trois mesures les plus coûteuses.

...

Parallèlement, le coût des niches sociales applicables aux entreprises est également élevé : il a été évalué à plus de 66 Mds€ pour l’ensemble des prélèvements sociaux dans le cadre du présent rapport, dont près de la moitié au titre des allègements et exonérations de cotisations sociales et plus de 26 Mds au titre des exemptions d’assiette.

Au total, les dispositifs dérogatoires fiscaux et sociaux applicables aux entreprises, entendus au sens large, représentent plus de 172 Mds€ en 2010 et constituent une part importante des recettes fiscales et sociales. (ndlr : nous soulignons)

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